Relief en pierre représentant le roi Gilgamesh. 713–706 av. J.-C.

Dans la plus ancienne œuvre littéraire connue, l’Épopée de Gilgamesh, le roi Gilgamesh évoque la mortalité et la peur de la mort.

Panneau mural en terre cuite représentant Enkidu. 2027-1763 av. J.-C.

C'est cette peur, associée à son chagrin suite à la mort tragique de son ami Enkidu, qui pousse Gilgamesh à se lancer dans une quête pour la vie éternelle.

Illustration de Gilgamesh le Roi de Ludmila Zeman, 1999. Gilgamesh trouve la plante de l'immortalité au fond d'un lac mystique.

Après de périlleuses épreuves et de longs voyages, Gilgamesh découvre une plante ayant le pouvoir de restaurer la jeunesse, mais elle est emportée par un serpent avant qu'il ne puisse la consommer et atteindre l'immortalité.

Vanitas / Nature morte avec crâne, livre ouvert avec lunettes et sablier / Les Sables du Temps. Thomas Richard William. 1850 - 1852.

Cette confrontation avec la mortalité est aussi ancienne que l’humanité elle-même. La conscience qui nous définit en tant qu’humains s’accompagne de la compréhension inéluctable qu’un jour, nous cesserons d’être conscients. Nous sommes contraints d’essayer de réussir là où Gilgamesh a échoué—obtenir l’immortalité.

La Fontaine de Jouvence. Lucas Cranach l'Ancien. 1546.

L'immortalité, dans ce contexte, peut être interprétée à la fois de manière littérale et symbolique. ▪ L'immortalité littérale ▪ désigne la vie éternelle dans le sens propre, c'est-à-dire le fait de ne jamais mourir. La quête de l'immortalité littérale inclut des pratiques mystiques telles que l'alchimie ou la recherche de fontaines légendaires et d'élixirs de vie.

Les Ambassadeurs. Hans Holbein le Jeune. 1533. Ce tableau symbolise la tension entre les réalisations mondaines et l'inévitabilité de la mort, avec le crâne anamorphique servant de rappel de la mortalité, mettant en lumière la nature éphémère de la vie et la quête de l'immortalité symbolique à travers l'héritage culturel et intellectuel.

Étant donné que la quête de l'immortalité littérale n'a pas réussi,, les gens se tournent vers des méthodes plus symboliques pour défier la mort. ▪ L'immortalité symbolique ▪ a fonctionné comme l'un des mécanismes centraux dans l'établissement des nations et des religions au cours de l'histoire, la connaissance de la mort créant une motivation fondamentale pour l'action durant la vie.

L’immortalité héréditaire, théologique et sociale sont des sous-ensembles de l’immortalité symbolique.

Le concept de mortalité symbolique est assez vaste, car il est probablement aussi ancien que l'humanité elle-même, mais nous nous concentrerons sur trois catégories : Héréditaire, Théologique et Sociale.

L'arbre généalogique de Louis III, duc de Württemberg. 1590.

▪ L'immortalité héréditaire ▪ est la croyance selon laquelle on vit à travers sa progéniture. C'est la motivation centrale derrière l'héritage familial ou la transmission de valeurs matérielles et culturelles ainsi que de ses gènes. C'est cette force qui a conduit à l'établissement de dynasties au cours de l'histoire, ainsi qu'à des conflits entre ces dynasties.

Canto XXXI. Gustave Doré. 1892.

▪ L'immortalité théologique ▪ repose sur le concept de l'au-delà, un principe central des grandes religions du monde. L'âme immortelle vit dans un autre plan d'existence, que ce soit une permutation du ciel, de l'enfer, ou la réincarnation de l'âme sous une autre forme.

Portrait de Louis XIV. Hyacinthe Rigaud. 1701

Enfin, ▪ l'immortalité sociale ▪ est l'idée que l'on peut vivre à travers les pensées et les souvenirs des autres. Cela inclut nos relations personnelles, mais aussi des artefacts qui peuvent nous représenter et nous survivre. Des exemples pourraient être des représentations de notre image, des testaments vivants qui reflètent nos souhaits, et l'œuvre de toute une vie.

Danse Macabre. Hans Holbein le Jeune. 16e siècle. L'immortalité d'Adam et Ève est révoquée en punition pour avoir défié la volonté de Dieu.

Une partie du problème auquel nous sommes désormais confrontés est que ces trois types d'immortalité symbolique sont en déclin. Il devient de plus en plus difficile de se projeter dans l'avenir, et cela peut avoir des conséquences significatives pour l'humanité, à la fois à court et à ▪ long terme ▪.

L'interface utilisateur pour les origines génétiques, 23andMe. Des services comme ceux-ci marquent un intérêt croissant pour la généalogie.

Les dynasties, dans le sens traditionnel médiéval du terme, ne sont plus à la mode. Les attitudes changeantes concernant le mariage, la pureté raciale, et la richesse intergénérationnelle ont diminué l'importance de l'immortalité héréditaire. La technologie a facilité la pratique de la généalogie, mais ces outils ont permis de mettre en évidence les origines communes et le mélange des lignées de sang, rendant des concepts comme la pureté familiale et ethnique obsolètes.

Les ruines de l'abbaye de San Galgano. Ce qui était autrefois un lieu d'étude religieuse et de culte est maintenant une attraction touristique.

La diminution de la religiosité a conduit de nombreuses personnes à être réticentes ou incapables de croire à l'au-delà, ce qui a également entraîné une baisse de l'intérêt pour l'immortalité théologique. Beaucoup choisissent encore de croire en une forme d'âme ou d'au-delà, mais ces croyances sont généralement détachées des pratiques et rituels des religions établies qui rendent l'immortalité théologique plus tangible dans l'esprit des croyants.

Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Hopper a déclaré qu’il peignait « la solitude d’une grande ville ».

L'isolement social croissant et la diminution de la participation à la vie communautaire rendent l'immortalité sociale plus difficile à établir et à maintenir. Les mécanismes sociaux qui favorisent les relations avec ceux par qui nous pourrions être rappelés cessent de fonctionner correctement à l'échelle des grandes villes modernes.

Richard Çœur de Lion Faisant Décapiter les Sarrasins. Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville. 1789.

Nous pourrions soutenir que le déclin de ces formes d'immortalité est pour le mieux. La plupart des gens préfèrent ne pas revenir à l'époque de la monarchie et aux mariages arrangés (souvent incestueux) nécessaires pour la maintenir. L'au-delà religieux, bien qu'il serve de réconfort pour les croyants, peut aussi fonctionner comme un outil qui facilite les guerres saintes. Les mécanismes sociaux qui nous permettent de créer des groupes d'appartenance se manifestent souvent par de la haine envers ceux qui en sont exclus.

Mélancolie. Albrecht Dürer. 1514. Un ange ailé, insatisfait, est assis parmi des instruments de science et de mysticisme.

Les systèmes symboliques, aussi problématiques soient-ils, sont difficiles à remplacer, et une ▪ crise de sens ▪ est née dans ce vide. La mort a toujours été l'un des sujets centraux de la philosophie, mais le problème auquel nous faisons face aujourd'hui s'est développé au cours des quatre derniers siècles, et ses origines peuvent être retracées à travers la philosophie de chaque époque. Cette chronologie n'est pas exhaustive, mais elle devrait illustrer comment nous en sommes arrivés là.

Une illustration scientifique d’un cœur humain tirée de l’œuvre De Homine de Descartes, publiée à titre posthume en 1650. Descartes a choisi de ne pas la publier de son vivant par crainte de persécutions de l’Église. Cette illustration démontre une volonté d’explorer la physiologie humaine par des méthodes empiriques plutôt que par des rituels religieux ou le mysticisme.

L'un des textes fondamentaux du philosophe René Descartes marque le début de la transition des principes mystiques aux principes scientifiques pour atteindre l'immortalité. Dans son traité Discours de la méthode, Descartes émet l'hypothèse d'une cure scientifique et médicale contre le vieillissement, comme exemple d'application des connaissances empiriques, en opposition au mysticisme et à l'ésotérisme.

Jacob Luttant avec l'Ange. Léon Bonnat. 1876. Ce récit biblique est souvent interprété comme la lutte entre la foi et le doute.

Environ cent ans plus tard, Emmanuel Kant établit une distinction entre ce qui est accessible aux sens humains, appelé les phénomènes, et ce qui est fondamentalement inconnaissable, appelé les noumènes. De manière cruciale, Kant laisse entendre que la croyance religieuse, et donc l'au-delà, appartient à cette dernière catégorie. Un siècle plus tard, le théologien Søren Kierkegaard reconnaît cela et affirme qu'une telle croyance nécessite un « saut qualitatif ». Les idées de ces penseurs marquent la transition de la présomption d'un au-delà à la supposition que l'immortalité théologique exige un acte de foi.

La Lamentation sur le Christ mort. Andrea Mantegna. 1480.

Le problème est que moins de gens ont pu franchir ce pas à mesure que le pouvoir de l'Église diminuait. Friedrich Nietzsche l'a reconnu au seuil du 20e siècle avec sa célèbre déclaration : « Dieu est mort. » Quelques années plus tard, Martin Heidegger a identifié la connexion profonde de la mort avec le sens de la vie dans ses concepts de Dasein et être-vers-la-mort. Heidegger a proposé que la vie soit une quête d'authenticité et de sens, en étant conscient de la mort et en s'y préparant.

Vue aérienne après le bombardement de Vire, en Normandie. 1944. Les existentialistes ont été profondément influencés par la violence absurde et la perte de vies humaines qu'ils ont observées pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui a conduit à une focalisation sur la liberté individuelle, la responsabilité et la quête de sens dans un monde absurde et chaotique.

Au milieu du XXe siècle, les existentialistes ont cherché à trouver un sens dans le monde d'après-guerre et à comprendre la mort en l'absence des anciennes formes d'immortalité. Albert Camus, l'un des principaux représentants de ce courant, soutient que la mort rend la vie absurde et dénuée de sens, mais qu'il nous faut malgré tout nous révolter contre cette absurdité. Paradoxalement, la lutte contre la mort et l'inévitabilité du vide est ce qui donne finalement un sens à la vie.

Vanitas. Philippe de Champaigne. 1671. Le tableau représente les trois aspects de la mortalité sous forme de symboles : la Vie, la Mort et le Temps.

Simultanément, l'importance de la mort et de l'immortalité symbolique passe de la philosophie à la psychanalyse. Le concept de Death Drive (pulsion de mort) de Sigmund Freud, bien que fortement contesté depuis, met néanmoins en lumière l'importance de la mort dans la psyché humaine. Un demi-siècle plus tard, Carl Jung mettrait la puissance du symbolisme au premier plan de la psychologie clinique. Quelques années après la mort de Jung en 1961, Ernest Becker synthétiserait ensuite ces idées, ainsi que celles d'autres psychanalystes, pour soutenir que la mort est effectivement le moteur principal de l'action humaine.

Entrée d'Auschwitz, où Frankl a été emprisonné. 1945.

Parmi toutes ces réflexions philosophiques et psychanalytiques, je dirais que le compte rendu le plus puissant et pertinent du besoin de sens se trouve dans l'œuvre de Viktor Frankl. Dans Man’s Search for Meaning, Frankl raconte son temps en tant que prisonnier dans un camp de concentration nazi pendant la Seconde Guerre mondiale et la pratique psychothérapeutique de logothérapie qu'il a développée en réponse à ce qu'il y a observé. Frankl affirme que, parmi les prisonniers, les survivants étaient ceux qui avaient réussi à trouver un raison d'être — un objectif futur pour lequel se battre. Le récit de Frankl sert de puissant rappel que la façon dont nous imaginons l'avenir et notre rôle dans celui-ci peut littéralement être une question de vie ou de mort.

Le Monstre de Frankenstein. Lyn Ward. 1934. Le roman de Mary Shelley, Frankenstein, est un exemple précoce de narration sur l'immortalité qui utilise la science comme catalyseur, et non le mysticisme.

La théorie et l'expérience de Frankl illustrent le besoin profond de l'Homme pour le sens, surtout face à la mort. À mesure que ces anciennes formes d'immortalité continuent de décliner, ce besoin est devenu encore plus marqué. Nous tentons désormais de compenser avec la technologie, transférant notre foi des « noumènes » ésotériques aux « phénomènes » empiriques.

Les deux types d’immortalité les plus récents : technologique et numérique.

En conséquence, de nouvelles formes d'immortalité sont apparues au cours du dernier siècle. Dans la catégorie littérale, nous avons ▪ l'immortalité technologique ▪, donnant naissance à des mouvements tels que le transhumanisme. Dans la catégorie symbolique, ▪ l'immortalité numérique ▪ émerge comme une nouvelle source d'héritage.

Installations de cryonie contenant des cuves avec les corps congelés des défunts, dans l'espoir d'une résurrection rendue possible par la technologie future.

L'immortalité technologique inclut toutes les poursuites d'immortalité assistées par la technologie, telles que la cryonie, le clonage et l'ingénierie biologique. Aucune de ces méthodes n'a, jusqu'à présent, réussi à prolonger la durée de vie humaine au-delà de ses limites naturelles.

La Mort et la Vie. Gustav Klimt. 1911. Dans le tableau de Klimt, la Mort veille sur le cycle de la vie alors que les anciens font place aux nouveaux.

Il n'est pas non plus certain qu'une telle avancée scientifique profiterait réellement à l'humanité. Faire place aux nouvelles générations est l'un des mécanismes principaux de l'évolution. Guérir la mort stopperait effectivement ce processus naturel.

Une image de la série Rick et Morty. Cet épisode se déroule dans une station balnéaire huppée entourée d'un « champ d'immortalité ».

Si de tels efforts réussissaient, ils seraient probablement d'abord accessibles uniquement aux riches. La cryonie, par exemple, est prohibitive pour la majorité de la population mondiale, le principal fournisseur affichant un prix de départ de 80 000 dollars pour préserver votre tête décapitée. L'immortalité technologique pourrait rapidement conduire à un scénario où la richesse personnelle détermine littéralement qui vit et qui meurt. Nous sommes déjà arrivés à un point où les magnats de la technologie dépensent des millions pour prolonger leur espérance de vie.

ENIAC, le premier ordinateur numérique à usage général. 1947.

Même si l'immortalité littérale reste hors de portée, la révolution numérique et l'avènement d'Internet ont démocratisé l'accès à de nouvelles formes d'immortalité numérique. L'immortalité numérique est la pratique qui consiste à se représenter et préserver son héritage sous forme de ▪ données numériques ▪.

Un avatar du célèbre comédien Robin Williams dans le jeu World of Warcraft. L'avatar a été créé à titre posthume pour Williams, qui était un fan du jeu.

Les gens utilisent déjà des représentations symboliques d’eux-mêmes et de leurs proches en ligne. On peut citer comme exemples les photos, les avatars et les chatbots, entre autres. Ces représentations peuvent perdurer après le décès des personnes qu’elles représentent.

Une page commémorative pour Robin Williams. Facebook. 2024.

Même si l’idée de l’immortalité numérique inquiète certains, les attitudes envers l’utilisation des médias numériques pour préserver sa vie et celle de ses proches commencent à changer. À mesure que l’Internet vieillit, les données appartenant aux personnes décédées occupent une part de plus en plus grande du contenu que nous consultons, et nous nous habituons de plus en plus à ce type de contenu.

Beyoncé en concert au Superbowl. 2013. Son attaché de presse a tenté de faire retirer ces photos peu flatteuses d'Internet, ce qui n'a eu pour résultat que leur prolifération numérique. Cette image existera probablement aussi longtemps qu'Internet ; elle confère à Beyoncé une sorte d'immortalité numérique, même si elle n'en veut pas.

Si vous lisez ceci, il est probable que vous ayez atteint une vie après la mort numérique sous une forme ou une autre, même si elle est inaperçue ou indésirable. Peu importe ce que nous en pensons, nous vivons déjà à l’ère de l’immortalité numérique.

Comparaison de la représentation graphique du personnage fictif Lara Croft dans la série de jeux vidéo Tomb Raider. Il y a une différence de 20 ans entre ces représentations. Utilisateur de Reddit NishanthVM. 2018.

De plus, les moyens de nous représenter numériquement ne feront que progresser. Les avatars et les chatbots deviendront plus réalistes et plus vivants. Le volume et la qualité de nos représentations numériques se multiplieront à mesure que la puissance de calcul augmentera et que le coût du stockage des données diminuera.

Scan 3D d'une tablette d'argile babylonienne contenant le texte de l'épopée de Gilgamesh, laboratoire de numérisation de l'IPCH. Aujourd'hui, presque tous les objets physiques peuvent être scannés et numérisés.

Nous ne pouvons pas arrêter l’avancée de la technologie, mais nous pouvons concevoir des produits et des systèmes qui nous permettent de mieux contrôler la façon dont nous choisissons de nous souvenir et d’être rappelés. La numérisation offre des solutions potentielles au déclin de l’immortalité, mais nous devons être prudents quant à la façon dont nous concevons et mettons en œuvre ces solutions. Dans la section suivante, nous examinerons de plus près ce que d’autres proposent pour l’au-delà numérique et les obstacles techniques à surmonter.

Les amis du joueur décédé font la queue pour lui rendre hommage près de l’étang virtuel où il aimait pêcher.

En 2006, des joueurs de World of Warcraft ont organisé des funérailles dans le jeu pour leur ami et membre de « guilde » décédé dans la vraie vie. Mais comme son nom l’indique, World of Warcraft est un jeu dans lequel les joueurs se livrent une guerre virtuelle. Au cours des funérailles, des joueurs rivaux sont apparus et un massacre s’en est suivi.

Les corps des avatars des participants aux funérailles sont dispersés dans le paysage après l'attaque.

Ce massacre virtuel démontre la confusion générale et le manque de contrôle concernant la mort dans nos espaces numériques. Des plateformes comme World of Warcraft et Facebook n’ont pas été conçues à l’origine pour la mort de leurs utilisateurs, et de nouvelles fonctionnalités ont donc été ajoutées pour tenter de compenser. En d’autres termes, ces plateformes ne sont pas ▪ thanatosensibles ▪.

Since you were born. Evan Roth. 2019. Une installation au MOCA de Jacksonville qui comprend quatre mois de données d’images issues de l’historique de navigation de l’artiste.

À mesure que nos plateformes numériques vieillissent, la thanatosensibilité devient de plus en plus importante à prendre en compte dans leur conception. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les gens laissaient un héritage à ceux qui leur survivaient. Aujourd’hui, nous devons également nous soucier de notre ▪ héritage numérique ▪.

Quelques entreprises du secteur de l'au-delà numérique.

Les entrepreneurs ont pris conscience de ce problème et ▪ l’industrie de l’au-delà numérique ▪ (IAN) a émergé pour répondre à ce besoin contemporain. Il existe de nombreux acteurs dans le domaine de l’au-delà numérique, mais tous leurs services ne sont pas thanatosensibles. Pour créer un produit numérique bien conçu pour la mort, un certain nombre de défis techniques doivent être surmontés.

Le code binaire de la phrase « La conception de l'au-delà numérique ». Dans sa forme la plus rudimentaire, le code informatique est constitué de données binaires. Pour plus d'informations, voir données numériques.

Au cœur de chaque produit numérique se trouvent les données. Du code qui alimente ces produits aux données utilisateur qu’ils collectent, chaque service du secteur de l’au-delà numérique doit prendre des décisions quant à la manière dont ces données sont traitées. En général, la préservation, l’accessibilité et la sécurité de ces données doivent être assurées à long terme, mais comme nous le verrons, c’est plus facile à dire qu’à faire.

lN1UA8n. Tobias Løfgren. 2018. La vulnérabilité des données numériques a donné lieu à la pratique du glitch art, ou à la corruption intentionnelle d'un fichier de données pour produire différents effets audiovisuels.

Pour commencer, toutes les données se dégradent au fil du temps. Dans le contexte de l’immortalité numérique, la préservation des données est importante car elles constituent le matériau qui nous permet de transmettre des informations aux générations futures. Leur perte représente une perte d’informations auxquelles ces générations futures peuvent accéder. De nombreuses entreprises du IAN prétendent pouvoir préserver les données de leurs utilisateurs pendant plusieurs générations, mais pour y parvenir, elles doivent empêcher la perte physique de données et la perte logique de données.

Une installation de stockage de bandes à environnement contrôlé, surveillée par la Bibliothèque nationale de Norvège. 2018.

La perte de données physiques peut être évitée en choisissant le support de stockage approprié pour les données, qui varie en fonction du contenu de ces données et de la manière dont elles seront utilisées et consultées. Quelle que soit la manière dont les données sont stockées, une surveillance de l'environnement et une maintenance régulière du système doivent être mises en œuvre pour éviter la dégradation du support.

Représentation visuelle des systèmes de stockage centralisés et décentralisés. Le système centralisé est issu d'un serveur centralisé, tandis que le système décentralisé contient plusieurs serveurs interconnectés.

Tout ce matériel et la maintenance nécessaire à son entretien peuvent vite devenir très coûteux, et le stockage des données en un seul endroit est intrinsèquement plus risqué que des systèmes décentralisés. Des formes de stockage de données plus distribuées, telles que le stockage dans le cloud et la technologie blockchain, sont apparues comme des solutions capables d'empêcher à la fois la dégradation physique et la corruption numérique. Cependant, le stockage distribué comporte son lot de défis et doit être mis en équilibre avec les coûts potentiels de la prolifération des données.

Message d'erreur pour un fichier Excel corrompu. Windows 11.

La perte de données logiques peut être évitée en instaurant des protocoles qui protègent les données contre les menaces internes et externes. Ces pratiques peuvent inclure des contrôles d'intégrité réguliers, des systèmes de stockage redondants et des sauvegardes de données.

La pierre de Rosseta, une stèle contenant les décrets du roi Ptolémée V émis en 197 av. J.-C. Les décrets ont été traduits en 3 langues sur la pierre, qui est devenue la clé pour déchiffrer les écritures égyptiennes anciennes.

Une fois que nous serons en mesure de préserver efficacement les données qui composent l’au-delà numérique, nous devrons nous assurer que ces données restent accessibles. Sans la capacité d’accéder et comprendre les informations que nous transmettons au futur, même les données bien préservées peuvent se perdre ou devenir inutilisables au fil du temps.

Les disquettes, qui étaient autrefois un moyen très répandu de stocker des données dans les années 70 et 80, sont aujourd'hui largement obsolètes. Les appareils numériques personnels classiques ne disposent d'aucun moyen de les lire.

Heureusement, l’accessibilité peut être garantie avec un peu de planification. Des pratiques telles que le maintien de l’interopérabilité, la gestion des métadonnées et les fonctionnalités d’héritage numérique peuvent contribuer à garantir que les données restent accessibles à long terme.

Un verrou sur un ordinateur de bureau qui empêche toute altération du matériel : l'une des pratiques de cybersécurité les plus élémentaires et les plus efficaces. Smart Keeper. 2020.

Enfin, les données doivent être sécurisées, car la sécurité à long terme de l’héritage numérique d’une personne exige une vigilance constante face aux nouvelles vulnérabilités et aux exploits qui apparaissent au fur et à mesure des avancées technologiques. Ce besoin est couvert par le domaine connu sous le nom de cybersécurité, qui protège les données contre des événements tels que les cyberattaques et les fuites de données.

Une ferme de serveurs Google en Arizona avec une sécurité de pointe. 2019.

L'un des principes fondamentaux de la sécurité des données est le chiffrement, mais d'autres mesures peuvent également être mises en œuvre. La gestion des identités et des accès peut contribuer à protéger les données, tandis qu'une réponse et une récupération efficaces en cas d'incident peuvent permettre de récupérer les données en cas de perte.

Financement d'amorçage moyen pour les startups américaines. Waveup. 2023. Nous pouvons voir ici que le financement d'amorçage (le premier tour d'investissement) pour les startups n'est généralement pas à la hauteur de ce qui serait nécessaire pour créer un produit numérique thanatosensible sans recourir aux services de tiers.

Toutes ces mesures de préservation, d’accessibilité et de sécurité sont essentielles pour garantir la thanatosensibilité, mais la construction de l’infrastructure nécessaire pour y parvenir coûterait des millions. L’industrie de l’au-delà numérique est composée d’entreprises (généralement des startups) qui doivent à terme générer suffisamment de revenus pour que le service soit durable à long terme. Les startups n’ont généralement pas le financement nécessaire pour répondre à ces normes avec leur propre infrastructure.

Le stockage dans le cloud et les plateformes de développement simplifiées peuvent réduire les barrières à l’entrée pour les fondateurs qui cherchent à innover dans le domaine de l’IAD.

Les entreprises qui souhaitent s’implanter dans le domaine de l’IAD peuvent sous-traiter leurs besoins à des services qui disposent déjà de l’infrastructure nécessaire. Les fournisseurs de stockage cloud peuvent stocker les données et assurer leur sécurité, et les plateformes de développement low-code/no-code peuvent rationaliser le développement du produit pour réduire le coût de sa mise sur le marché.

Le coût de l’externalisation finira par dépasser le coût de l’investissement dans les infrastructures.

Mais à long terme, l’externalisation va à l’encontre de la durabilité. Toute entreprise qui souhaite préserver les données de ses utilisateurs pour les générations futures doit disposer d’un modèle économique qui tienne compte des coûts à long terme. Payer pour externaliser des fonctions essentielles au lieu d’investir dans l’infrastructure entraînera une perte de revenus plus importante au fil du temps. De plus, un service qui dépend d’autres services est par nature moins adapté à la préservation, car cette dépendance crée davantage de points de défaillance potentiels.

Les serveurs Wikimedia à Ashburn, Virginie. 2012. Toutes les données de Wikipédia sont stockées sur les serveurs Wikimedia.

L'externalisation de la conservation des données entraîne des responsabilités importantes en matière de conservation à long terme, car la longévité des données dépend de la stabilité et des pratiques des entreprises externes. Les données ne durent généralement que tant que le fournisseur de services reste opérationnel ; si l'entreprise cesse ses activités, fusionne ou interrompt ses services, l'accès aux données conservées peut être perdu. Pour éviter cela, des plans d'urgence doivent être créés, tant pour les entreprises du secteur de l'IAD que pour celles auxquelles elles sous-traitent.

Les cinq catégories d'entreprises du IAN. Il y a sans aucun doute des entreprises qui ne font pas partie de ces catégories, mais elles constituent des cas aberrants dans ce domaine.

Maintenant que nous avons une meilleure idée du vocabulaire des enjeux techniques liées à la création d'un service thanatosensible, nous pouvons mieux évaluer dans quelle mesure les entreprises de la IAN respectent ces normes. Des centaines d'entreprises se disputent actuellement une part du marché de l'immortalité numérique, mais elles peuvent être divisées en cinq catégories.

1. Gestion de l'information : Les entreprises de la première catégorie se donnent pour objectif de vous aider à gérer l'héritage numérique pour vous-même ou vos proches. Les fonctionnalités comprennent la rédaction de testaments numériques et la garantie que les actifs numériques sont transmis ou détruits en cas de décès. Exemples: Inheriti, Goodtrust, Everplans

2. Messagerie posthume : Les entreprises de la deuxième catégorie envoient des messages à vos proches après votre décès. Les fonctionnalités incluent la création et le stockage de communications numériques et l'organisation du calendrier et des déclencheurs pour leur envoi. Exemples: Inheriti, Goodtrust, Everplans

3. Mémoriaux en ligne : Les entreprises de la troisièmre catégorie proposent des espaces numériques où vous pouvez commémorer et vous souvenir de vos proches. Les fonctionnalités comprennent l'organisation de funérailles virtuelles et la création de pages commémoratives personnalisées. Exemples: Memories, The World Wide Cemetery, GatheringUs

Réanimation : Les entreprises de la quatrième catégories utilisent vos données pour générer une version numérique interactive de vous. Les fonctionnalités incluent des modèles d'IA qui peuvent imiter votre comportement et des robots physiques créés à votre image. Exemples: Here After, You, Only Virtual, Hanson Robotics

5. Ancestry : Enfin, les entreprises de la cinquième catégorie permettent de créer votre arbre généalogique et d'explorer les informations liées à vos ancêtres. Les fonctionnalités incluent la création d'arbres généalogiques numériques et d'archives généalogiques consultables. Exemples: Ancestry.com, MyHeritage, Wikitree

Il existe également des entreprises qui n’entrent pas exactement dans l’une de ces catégories, car elles visent à être des guichets uniques pour l’immortalité numérique. Elles incluent généralement plusieurs fonctionnalités qui couvrent ces catégories. Exemples: MyWishes, Octopus Legacy, Bank of Memories

Une visualisation du réseau d'amis d'un utilisateur Facebook. Gephi.com

Malgré l’émergence de tous ces services expressément conçus pour gérer notre héritage numérique, le cas de World of Warcraft et la popularité continue de la fonction de commémoration de Facebook démontrent que les gens préfèrent généralement utiliser les plateformes sur lesquelles ils ont déjà établi leurs réseaux pour se souvenir d’eux-mêmes et de leurs proches. Pour se tailler une plus grande part du marché capable de soutenir les plateformes IAN, ces services doivent faire davantage pour créer une communauté et favoriser un effet réseau.

L’énorme menu déroulant de Wikitree est rempli d’éléments qui ne sont pas clairement expliqués.

Si les plateformes IAN n’ont pas connu un succès à grande échelle, c’est en partie à cause des mauvaises expériences utilisateur. Lorsque les utilisateurs arrivent sur ces sites, ils sont souvent accueillis par des tableaux de bord remplis de fonctionnalités superflues et de menus déroulants. Le processus de conservation d’un héritage numérique peut être intimidant en soi, et se voir présenter d’emblée une multitude de fonctionnalités peut rendre cette tâche encore plus ardue. Les tutoriels vidéo peuvent servir à rendre les fonctionnalités d’un service plus accessibles, ce qui fait actuellement défaut à de nombreux services IAN.

Un moyen de transférer facilement des données à partir d’autres plateformes pourrait constituer une puissante incitation pour les nouveaux utilisateurs qui ne souhaitent pas télécharger de contenu manuellement.

Cependant, ce qui manque généralement parmi toutes ces fonctionnalités, c’est la possibilité pour les utilisateurs de transférer ou de copier leurs données à partir de plateformes de médias sociaux qui ne sont pas fiables pour préserver les données des utilisateurs sur les plateformes IAN. Pour l’instant, il semble que ce soit une fonctionnalité que peu de services IAN proposent. Cela peut être dû à des défis juridiques et techniques, mais la mise en œuvre d’une telle fonctionnalité pourrait bien en valoir la peine.

Une image créée par le modèle d’IA de ChatGPT avec l’invite : « Générer une image basée sur le concept d’héritage numérique ».

Quelles que soient les fonctionnalités que les services IAN choisissent d’inclure, il y a fort à parier que ces fonctionnalités peuvent désormais être améliorées par l’intelligence artificielle. L’avènement récent de l’IA a propulsé la conception des plateformes numériques dans une nouvelle ère (avec une nouvelle vague d’investissement), et les plateformes IAN pourraient faire davantage pour capitaliser sur cette technologie.

Le World Wide Cemetery, par exemple, inclut une photo de pierres tombales littérales comme image d’en-tête.

Sur le plan esthétique, le niveau d’engagement avec les services IAN n’est pas amélioré par le fait que bon nombre de ces plateformes offrent une expérience similaire à celle d’une visite dans une maison funéraire numérique. Leurs écrans d’accueil sont souvent tapissés de fleurs, de couchers de soleil, de personnes âgées souriantes et d’autres euphémismes pour désigner la mortalité. Le problème est que la mort peut mettre les gens mal à l’aise, les services IAN doivent donc marcher sur la corde raide pour attirer de nouveaux clients sans les effrayer. Pour fidéliser ces clients et ceux qui leur survivront, de nombreux services IAN pourraient faire plus d’efforts pour rendre leurs sites plus agréables à visiter.

Rappel des éléments nécessaires à la création d'un produit thanatosensible : préservation, accessibilité et sécurité.

J’espère que vous avez maintenant une meilleure idée du paysage actuel de la IAN et des défis techniques que doit surmonter toute entreprise qui souhaite fournir un service véritablement thanatosensible à ses utilisateurs. Mais ce n’est pas parce qu’un produit peut être fabriqué qu’il doit être fabriqué. Étant donné la nature personnelle et sentimentale des sujets auxquels la IAN est confrontée, la manière dont ces services sont conçus doit être abordée avec une extrême prudence.

Volumes 12 à 26 du Code of Federal Regulations des États-Unis. Il y a 50 volumes au total, mais aucun d’entre eux ne contient de clauses ciblant spécifiquement les services qui gèrent les données numériques des personnes décédées.

Les décisions de design sont importantes. Non seulement parce qu’elles peuvent avoir un impact sur la façon dont les gens utilisent un produit, mais aussi sur la façon dont leur comportement est influencé par ledit produit. Les mauvaises décisions de conception peuvent être aggravées par l’absence générale de politique gouvernementale concernant l’héritage numérique. C’est pour ces raisons que les défis éthiques posés par les produits IAN sont tout aussi importants que les défis techniques (sinon plus). Nous examinerons ces défis dans la section suivante.

Jang Ji-sung tend la main pour tenter de toucher l'avatar de sa fille.

En 2020, une mère nommée Jang Ji-sung a retrouvé sa fille décédée. Portant un casque de réalité virtuelle, elle a été transportée dans un parc pour enfants reconstitué où sa fille avait l’habitude de jouer. Un avatar de sa fille, décédée à l’âge de sept ans, était là pour l’accueillir. Ji-sung a immédiatement fondu en larmes et a tendu la main pour embrasser l’avatar, mais ses mains se sont déplacées à travers la forme numérique, incapables de saisir les polygones qui la composaient.

L'avatar vu à travers le casque de réalité virtuelle. La représentation virtuelle de la main de la mère apparaît à travers les doigts de l'avatar de sa fille.

Ce cas n’est qu’un exemple de la complexité éthique de l’IAN. Ji-sung a déclaré qu’elle était heureuse de pouvoir à nouveau interagir avec sa fille, mais ce service et d’autres similaires pourraient être accusés de prolonger et de compliquer le deuil.

M. Kinda pose avec sa défunte épouse Elisabeth. Klaus Bo. La pratique indonésienne du Ma’nene consiste à exhumer et à célébrer les restes du défunt. Ici, un Indonésien pose avec le corps de sa femme, décédée il y a un an. Le Ma’nene est un exemple frappant de la façon dont le deuil et les rituels de deuil peuvent varier selon les cultures.

Le problème avec la déclaration morale sur le caractère éthique d’un tel service est que le deuil est une question culturellement subjective. Les cultures vivent le deuil différemment, tout comme les individus au sein de ces cultures. De plus, les pratiques de deuil évoluent au fil du temps. À notre époque moderne, la technologie transforme la relation que nous entreteno

« Obole de Charon ». Ve-Ier siècle av. J.-C. Dans la tradition païenne romaine antique, des pièces de monnaie ou « oboles » telles que celles-ci étaient placées dans la bouche du défunt. Lorsque la Sainte Église romaine est arrivée au pouvoir, elle a revendiqué l'autorité morale nécessaire pour dicter les pratiques de deuil, et de tels rituels ont été interdits.

Ainsi, plutôt que de revendiquer une quelconque autorité morale, je vais plutôt tenter d’énoncer les questions éthiques les plus importantes à prendre en compte. Il appartient aux créateurs des services d’héritage numérique et aux personnes qui les utilisent de trouver les réponses qui leur conviennent.

Logo pour Eternal Honoring, une plateforme aujourd'hui disparue qui hébergeait du spam nécrologique, une pratique contraire à l'éthique consistant à générer des nécrologies (souvent erronées) dans le but d'attirer des clics et des revenus publicitaires.

Le premier problème, et le plus fondamental, est que la majorité des services IAN ont pour objectif de faciliter les interactions avec les morts, même si ces interactions sont malsaines. En l’absence de réglementation légale, les entreprises qui choisissent de s’autoréguler sur des bases éthiques risquent de nuire à leur compétitivité sur un marché qui est guidé par le profit. Pour les startups, la perte d’un avantage concurrentiel est encore plus dangereuse. Il existe depuis longtemps des entreprises technologiques qui privilégient les incitations au profit au détriment des préoccupations éthiques.

Lorsque l’on utilise le terme de recherche « digital afterlife industry », les deux premiers résultats utilisent les adjectifs « eerie » (étrange) et « creepy ».

Mais dans le cas de l’IAN, l’éthique se superpose aux incitations au profit en ce qui concerne la nécessité de ne pas être « creepy » (effrayant), comme le dépeignent souvent les médias. Dans une certaine mesure, cette réputation est justifiée, car les entreprises qui créent des représentations virtuelles d’enfants décédés outrepassent les limites de ce que beaucoup de gens considèrent comme éthique. Mais être « effrayant » n’est généralement pas propice à attirer des clients, et le fait d’avoir des lignes directrices éthiques peut aider les entreprises à éviter de telles étiquettes. En d’autres termes, les entreprises de IAN ont une incitation financière à s’autoréguler, mais cette incitation n’est pas toujours réalisée ou respectée.

Un cas célèbre de désaccord entre défunts et vivants est celui de Leona Helmsley et de son chien nommé « Trouble ». Hemsley a déshérité ses petits-enfants et a donné 12 millions de dollars à Trouble, faisant de lui le chien le plus riche de l’histoire. Les héritiers originels (humains) de sa succession ont intenté une action en justice et ont finalement reçu une partie de l’argent de Trouble.

Même si une entreprise s’efforce d’être éthique, certaines questions liées à l’héritage numérique n’ont pas de réponses simples. Par exemple, les souhaits des personnes décédées sont souvent en contradiction avec ceux de leurs héritiers. Les entreprises doivent décider à qui donner la priorité lors de la conception de leurs services, en particulier lorsqu’il s’agit de questions relatives à la confidentialité et au consentement.

Célèbre message posthume d'Alexander Hamilton à Elizabeth Hamilton écrit en prévision de sa propre mort, daté du 10 juillet 1804. La lettre a été remise après la mort d'Hamilton à la suite d'un duel au pistolet.

Il existe également des fonctionnalités propres à la IAN qui peuvent poser problème. Par exemple, la possibilité d’envoyer des messages posthumes peut rapidement devenir compliquée, car ces messages ont la capacité de faire du mal. Après tout, il est plus facile de proclamer, d’accuser et d’avouer quand on sait qu’on ne sera pas là pour en subir les conséquences. C’est un problème qui est antérieur à la IAN, mais faciliter la publication de messages posthumes peut rendre ces problèmes plus communs.

Anastasia a travaillé avec une startup pour créer un chatbot IA de son défunt partenaire. Lors de la première interaction qu'elle a eue avec le chatbot, il l'a insultée. Néanmoins, Anastasia a exprimé qu'elle était satisfaite de l'expérience. Vice. 2023.

Le problème des messages posthumes se complique encore davantage lorsque ces messages sont délivrés par des représentations IA des défunts, ce qui ouvre une nouvelle boîte de Pandore concernant l’éthique de l’IA et la sensibilité de l’IA. Communiquer avec ces représentations peut nous rendre vulnérables à la manipulation émotionnelle par des modèles IA qui peuvent être programmés pour avoir des motivations cachées. Il faut également se demander dans quelle mesure nous voulons représenter de manière réaliste les défunts avec un caractère douteux, car l’IA peut leur donner la capacité de faire du mal dans la mort comme ils l’ont fait de leur vivant.

Les Meubles du Temps.. Yves Tanguy. 1939.

Outre le défi technique majeur que représente la préservation des données à long terme, il faut également tenir compte de l’aspect éthique de la conservation des données. Les services de gestion des patrimoines numériques doivent tenir compte de ce qu’il adviendra des données des personnes dans les décennies ou les siècles à venir. Qui devient responsable de la conservation de ces données lorsque des membres de la famille décèdent, et comment pouvons-nous nous assurer que les données ne sont pas oubliées ou mal gérées ?

The Clock of the Long Now. Construite par la Fondation Long Now. 2018. Un pendule géant est suspendu à une caverne contenant l'horloge qui indiquera le temps pendant les 10 000 prochaines années. L'horloge a été construite comme une ode à la réflexion à long terme.

Aucune de ces questions n’a de réponse simple, mais adopter une position éthique qui donne la priorité à la thanatosensibilité et à l’avenir à long terme peut nous aider à prendre des décisions éclairées en matière de conception. Si nous voulons inciter les gens à se soucier d’un avenir qui s’étend au-delà de leur propre vie, nous devons créer des systèmes qui accordent la priorité aux souhaits et à la vie privée des personnes décédées (par opposition à ceux qui leur survivent).

Hiéroglyphes de l'ancien Livre des Morts égyptien, un manuel expliquant comment prendre soin des défunts et les honorer.

Si les gens ne croient pas que leurs volontés posthumes seront respectées, ils seront moins enclins à participer à de telles cérémonies et à se préparer à leur mort, et donc moins enclins à réfléchir au monde qui continuera d’exister après leur départ. Il existe bien sûr des exceptions et des contre-arguments, mais les services qui donnent la priorité aux personnes décédées profitent également aux vivants.

Ophélie. John Everett Millais. 1851-1852. Ophélie est un personnage de Hamlet de Shakespeare qui se noie de chagrin.

Compte tenu du champ de mines éthique que représente le IAN, on peut légitimement se demander pourquoi ce secteur existe. Les grandes entreprises technologiques semblent se poser la même question, car elles évitent de créer de tels produits malgré la technologie qui leur permet de le faire. Le risque de nous piéger dans notre deuil, de voir nos données conservées et examinées à titre posthume sans notre consentement, de retraumatiser nos proches après notre mort : les risques d’un service d’héritage numérique mal conçu sont immenses.

La balance de Maât. 1275 av. J.-C. Le cœur d’un homme est mis en balance avec une plume pour déterminer s’il peut accéder à l’au-delà.

Malgré les risques, un service thanatosensible bien conçu et permettant aux utilisateurs de gérer et de préserver leur héritage numérique pourrait être un social good (bien social) pour la société. Le concept d'héritage numérique possède un potentiel unique pour préserver et transmettre les connaissances entre les générations.

Le grand-père raconte une histoire. Albert Anker. 1884.

Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la mort a représenté une perte de connaissances. Lorsque nous mourrions, la plupart de nos expériences, de nos pensées et de la sagesse que nous avions acquise au cours de notre vie nous accompagnaient. L’avènement du langage et de la narration orale a permis de préserver une partie de la sagesse des générations passées. Le développement de technologies telles que l’écriture et l’imprimerie a accéléré ce processus d’accumulation de connaissances au fil des générations.

L'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Hermann Göll. 1876. L'ancienne bibliothèque d'Alexandrie a été pillée à plusieurs reprises au cours de siècles. À chaque fois, une quantité inestimable de connaissances a été perdue.

Mais aujourd’hui encore, une partie des savoirs se perdent et sont oubliés. La révolution numérique offre la possibilité d’éviter cette perte au niveau individuel, mais je dirais que ce potentiel n’a pas encore été réalisé. L’au-delà numérique offre aux individus une opportunité sans précédent de préserver et de contribuer à un avenir collectif par leurs connaissances. Nous pouvons désormais multiplier la quantité d’informations que nous transmettons d’une génération à l’autre.

Dés en terre cuite de Mohenjo-daro, un site de fouilles archéologiques au Pakistan. 1900-2500 av. J.-C. Ces objets donnent un aperçu de l'organisation sociale primitive, des croyances spirituelles et des pratiques domestiques, montrant à quoi ressemblait la vie en communauté pour les premiers humains.

Il n’est pas nécessaire d’être un génie ou d’avoir apporté une contribution majeure à l’humanité pour que son héritage numérique ait une ▪ valeur archéologique ▪ intrinsèque. Même les objets et documents les plus banals du passé sont désormais inestimables, car ils nous donnent un aperçu de la façon dont les gens ont vécu – des informations qui nous permettent de mieux comprendre notre passé afin de mieux nous orienter dans notre avenir.

Le masque d'Agamemnon. Mycènes antique. 1550–1500 av. J.-C. Le masque était utilisé pour préserver la dignité sereine des morts tandis que la chair se décomposait derrière lui.

Si nous partons du principe que nos données ont une valeur archéologique, nous pouvons utiliser les conventions réglementaires qui guident le traitement des objets archéologiques et des restes humains pour éclairer la manière dont nos données personnelles doivent être traitées. En général, ces conventions sont guidées par le principe fondamental de la dignité humaine. Mais même si une entreprise de IAN s’autorégule, elle doit toujours marcher sur une corde raide dans la manière dont elle présente son service.

Mosaïque squelette « Connais-toi toi-même ». Rome antique. 100 apr. J.-C.

Penser à notre mort nous affecte d’une manière particulière. Nous avons tendance à avoir plus de préjugés, à devenir plus partiaux et nationalistes. En revanche, réfléchir à notre héritage nous rend plus charitables et crée une sorte d’altruisme intergénérationnel. Le principal défi pour un service IAN éthique est de concevoir une plateforme qui encourage les gens à réfléchir à leur héritage sans déclencher d’anxiété face à la mort.

L'île des morts, 3e version. Arnold Böcklin. 1883. Ces voyageurs arrivant sur une île sombre sont une visualisation appropriée de ce que l'on ressent souvent lorsqu'on visite une plate-forme IAN.

Les services numériques traditionnels pourraient trouver un meilleur équilibre en modifiant la manière dont ils commercialisent leurs plateformes. À l’heure actuelle, les entreprises de IAN s’appuient généralement, intentionnellement ou non, sur la peur implicite de la mort pour attirer les clients vers leurs services. Même si elle se manifeste par des images euphémistes ou des mots comme « posthume » et « souvenir », la mort imprègne ces services. Les gens sont obligés de prendre en compte leur propre mortalité s’ils veulent interagir avec ces plateformes, ce qui peut entraîner des expériences inconfortables pour ceux qui les utilisent.

L’île de la vie. Arnold Böcklin. 1888. Un endroit bien plus agréable où passer son temps.

Il existe de nombreuses autres caractéristiques des services numériques hérités qui pourraient être mises en avant au lieu de simplement demander aux gens de se préparer à leur propre sortie. L’organisation et la simplification des données numériques, la créativité et l’expression personnelle, et la préservation du patrimoine familial et de l’identité culturelle ne sont que quelques-unes des options qui pourraient supplanter la peur comme force motrice de l’utilisation de ces services.

Un couloir des archives nationales françaises. 2024.

Quelle que soit la caractéristique mise en avant, le principe central qui sous-tend toutes ces initiatives est celui de ▪ l’archive ▪. Parmi tous les avantages potentiels qu’un service IAN bien conçu peut apporter, le plus pertinent à l’heure actuelle est peut-être sa capacité à apaiser la crise de sens dans laquelle nous nous trouvons en créant une nouvelle forme d’immortalité symbolique. Cette nouvelle forme est la personnalisation de la pratique de l’archivage, qui permet aux gens de façonner leur propre héritage de manière à refléter leur identité, leurs relations et leurs valeurs.

1ère édition de la publication de l’autobiographie de Benjamin Franklin en Angleterre. 1793. Le temps nécessaire pour écrire une biographie de 35 000 mots est supérieur à ce que beaucoup ont le luxe ou la motivation de consacrer.

Bien entendu, notre capacité à conserver notre héritage et à archiver notre expérience est antérieure aux technologies numériques. Par le passé, ceux qui avaient le temps et la motivation se livraient au processus laborieux d’écrire leurs mémoires et leurs autobiographies, qui se perdaient ou se dégradaient par la suite. Aujourd’hui, nous avons le pouvoir de nous lancer dans une sorte ▪ d’auto-archive ▪ en téléchargeant une constellation d’artefacts numériques qui peuvent donner une représentation plus globale des idées, des objets et des personnes qui sont importants pour nous.

Une page du Domesday Book, un registre des propriétés foncières dans toute l'Angleterre, commandé par le roi Guillaume pour faciliter le processus d'imposition des impôts fonciers auprès de ses sujets. 1086.

Le mot « pouvoir » est utilisé à dessein car la pratique de l’archivage est elle-même une forme de pouvoir. La conservation d’archives, qu’elles contiennent des données personnelles ou historiques, donne du pouvoir aux individus en leur donnant un rôle dans la définition de ce qui est précieux et mérite d’être préservé. Dans le passé, ce rôle était historiquement exclusif, réservé à ceux désignés par les pouvoirs en place pour conserver la mémoire collective. En conséquence, seules certaines histoires étaient enregistrées.

Deletion Process: Only You Can See My History. Dans l’installation, Goni invite les spectateurs à supprimer les termes de recherche de son historique Internet.

Le pouvoir de l’archivage ne réside pas seulement dans le pouvoir de choisir ce qui est conservé, mais aussi dans celui de décider ce qui est oublié. Ce pouvoir est particulièrement pertinent lorsqu’il s’agit du manque de contrôle sur notre ▪ empreinte numérique ▪. Aujourd’hui, notre identité en ligne est fragmentée sur l’internet, existant sous différentes formes sur différentes plateformes. La pratique de l’auto-archivage est un moyen de consolider et de conserver ces fragments d’une manière qui nous semble vraiment représentative de nous-mêmes.

Avatars virtuels dans le jeu vidéo Second Life. Comme son nom l'indique, Second Life est un jeu dans lequel les joueurs se créent une seconde identité. Cette identité peut être complètement différente de la façon dont on se présente dans la réalité, mais de nombreux joueurs estiment que leur avatar est plus représentatif de ce qu'ils sont réellement.

Essayer de faire en sorte qu’Internet vous « oublie » est un défi qui dépasse les limites de la technologie actuelle (voir inaperçue). Mais même si nous ne pouvons pas contrôler la façon dont on se souvient de nous en ligne, nous pouvons au moins avoir un espace où nous avons la liberté de nous représenter de manière authentique et cohérente, un espace où nous pouvons dire : « voilà qui je suis et voilà ce qui compte pour moi ». Trouver un équilibre entre se souvenir et oublier est essentiel pour une conception saine de soi et un sens stable de la signification, et les services IAN peuvent nous aider à trouver cet équilibre.

Le restauration de NotreDame. Hippolyte Bayard. 1847. Les cathédrales étaient généralement le fruit d'un travail multigénérationnel, qui prenait souvent plus de 100 ans à achever. Les artisans qui commençaient les travaux faisaient confiance aux générations futures pour les achever.

Fondamentalement, l’IAN repose sur la technologie et les techniques de stockage des données après la mort. Un service qui facilite le processus de conservation de notre héritage peut nous inciter davantage à nous soucier de l’avenir, car nous disposons désormais de la technologie nécessaire pour assurer notre place dans celui-ci même après notre décès. Grâce au processus d’auto-archivage, nous nous rappelons que nous avons une responsabilité envers ceux qui vivront après nous ; pas seulement envers nos proches, mais envers l’humanité en général.

Portrait de Viktor Frankl. 1965.

Dans la première partie, j’ai évoqué le besoin humain d’avoir une raison d'être, illustré par l’œuvre de Viktor Frankl. La pratique de l’auto-archivage peut répondre à ce besoin. Ce principe possède un potentiel énorme pour créer de nouvelles formes de sens – un potentiel qui, selon moi, n’a pas encore été exploité.

Une société grandit lorsque les vieillards plantent des arbres dont ils savent qu’ils ne pourront jamais s’asseoir à l’ombre. —Proverbe grec.

Surtout, la pratique de l’autoarchivage, facilitée par une plateforme d’héritage numérique responsable sur le plan éthique et thanatosensible, peut catalyser et démocratiser la capacité de contribuer à un avenir commun en transmettant l’expérience et le savoir à ceux qui vivront après nous. Sur le plan humain, elle peut nous donner l’espoir d’un avenir qui promet d’exister après notre disparition.